Kisenge Manganèse
Depuis le départ des 25.000 réfugiés angolais, la petite cité de Kisenge Manganèse est retombée dans sa léthargie. Même si des creuseurs ont ouvert une carrière d’où ils extraient de l’or, la mine de manganèse n’a pas repris ses activités ; le chemin de fer qui reliait jadis le Katanga au port de Benguela sur l’Atlantique est toujours envahi par les herbes folles et la gare rouille doucement. Paisible, désertée par les investisseurs, Kisenge a des allures de bout du monde. S’ils veulent s’enfuir et quitter la région, les Rwandais ont du chemin à faire : pour gagner depuis la ville l’ancien camp des Angolais, il faut une demi- heure de route et pour rejoindre Lubumbashi, la capitale du Katanga, deux heures d’avion…
C’est cependant de leur propre gré que 357 réfugiés rwandais, dont 187 combattants, ont accepté de rendre les armes et de recommencer ici une autre vie. Le pasteur Daniel Ngoy Mulunda, qui les avait rencontrés en mai dernier, alors qu’il sillonnait le Nord Kivu, a été lui-même surpris du succès de sa proposition : « lorsqu’ils sont sortis de la forêt, ces hommes étaient sales, dépenaillés, ils avaient oublié le savon, ils vivaient comme des bêtes traquées, fuyant les opérations militaires lancées contre eux par les forces gouvernementales avec l’aide de la MONUC. Ils attaquaient les populations avec le sentiment de lutter pour leur survie, se vengeaient sur les civils et refusaient absolument de rentrer au Rwanda. Cependant, ils étaient fatigués de la guerre, qu’ils menaient depuis seize ans… »
Convaincu de l’échec des opérations militaires qui n’avaient réussi qu’à provoquer l’éparpillement à travers le Nord et le Sud Kivu de ces rebelles hutus, dont un petit nombre seulement avait accepté d’être ramené au Rwanda, le pasteur Mulunda, à la recherche d’une autre solution, revint à une idée déjà ancienne, souvent caressée, jamais concrétisée : réinstaller les Hutus réfractaires au retour dans d’autres régions de l’ immense Congo. S’entretenant avec le président Kabila, l’idée surgit, pourquoi ne pas utiliser les maisons jadis édifiées par le HCR à Kisenge pour accueillir le premier groupe de Rwandais ?
Lorsque Mulunda et une petite délégation de journalistes, la première jamais autorisée à venir rendre compte de cette opération, est arrivé au camp de Kisenge, il a été accueilli par des tambours, des danses inspirées des traditions des Bakiga, ces rudes combattants du Nord du Rwanda. Presque tous les hommes portaient des pantalons neufs, échangés contre leurs haillons, des T-shirts du Parec (paix et réconciliation, l’organisation du pasteur), les femmes chargées d’enfants semblaient détendues…
Ravis de s’entretenir avec des visiteurs, ceux des Rwandais parlant français ne se privaient pas de raconter leur histoire. Jean-Marie, un enseignant de Gisenyi, a quitté le Rwanda en 1994, dans le flot de réfugiés. Rapatrié en 1996, il assure avoir assisté à la mort de son père et de quatre de ses frères « des inconnus occupaient notre maison et lorsque notre famille a voulu récupérer ses biens, ils ont appelé les militaires qui ont tué… C’est alors que je suis reparti au Kivu et que je suis devenu militaire. J’ai même suivi une formation à l’Ecole supérieure de Kikoma, que nous avions ouverte en pleine forêt, du côté de Walikale et je suis devenu sous lieutenant. » Paradoxalement, sa femme vit aujourd’hui au Rwanda « à cause des études de deux des enfants, et mon fils aîné est ici avec moi. » Il assure que la famille a préservé ses liens et il tentera même de joindre son épouse avec mon portable…
La principale frustration des réfugiés, c’est qu’à Kisenge, il n’y a pas de réseau téléphonique, pas d’électricité non plus. Mulunda, qui a déjà amené une télévision, promet d’apporter un groupe électrogène lors de sa prochaine visite, et les hommes indiquent une colline d’où ils essayent de capter les ondes…Pourquoi Jean-Marie a-t-il décidé de rendre les armes ? « Parce que j’étais fatigué, on se déplaçait sans arrêt, depuis un an la situation avait beaucoup empiré. Je préfère attendre ici que les choses changent au Rwanda… »
Apparemment coupés du monde, ces hommes qui portent des chargeurs de portables en guise de collier, sont parfaitement informés des évènements de leur pays. Ils assurent que « Kagame n’en a plus pour longtemps, nous allons bientôt pouvoir rentrer… »En attendant, ils sont d’accord pour se reconvertir dans l’agriculture. Haguma, qui était enseignant à Nyundo, près de Gisenyi, et qui vécut à Charleroi au début des années 90, explique que ses compatriotes n’ont pas peur de travailler : «sitôt qu’on nous aura donné les houes et les semences, nous allons produire les légumes auxquels nous sommes habitués, haricots, pommes de terre… Tout pousse ici, il y a de la place. » Et de citer l’exemple de Hutus arrivés individuellement à Dilolo après 95, « ils ont bien réussi dans l’agriculture et se sont déjà acheté une voiture… »
Moins de deux mois après la transplantation, tout est cependant loin d’être parfait : les marmites manquent pour la cuisine, les familles s’entassent dans des maisons très petites mais construites en brique, le dispensaire où les réfugiés bénéficient de soins gratuits propose très peu de médicaments (mais pas plus que les autres centres de santé du Congo), les 600 houes fournies par le Parec viennent seulement d’arriver et surtout les hommes semblent traîner leur ennui. « Lorsqu’ils auront commencé à cultiver, à aménager leur terrain de football, tout ira mieux » assure Mulunda, qui, après avoir opéré seul, avec les fonds du gouvernement congolais, souhaiterait nouer des partenariats avec d’autres organisations humanitaires…
Alors que les élus de la région soulèvent des tempêtes au Parlement, les autochtones démentent ces visions alarmistes. A côté du camp des réfugiés, les Congolais vaquent tranquillement à leurs occupations. Un instituteur, très digne dans sa chemise bleue, nous assure en montrant l’immense étendue de savane qu’il y aura de la place pour tout le monde et il confirme qu’aucun incident n’a encore été enregistré. L’infirmier accouche les femmes rwandaises en les dispensant de payer, la langue de contact est le swahili et des idylles se nouent. C’est ainsi que le jeune Bahati a provoqué la stupéfaction du pasteur. Turbulent, ayant essayé à plusieurs reprises de s’enfuir et provoqué des bagarres, il s’est attiré la colère de Mulunda : « il n’y a pas ici de prison pour les Rwandais. Puisque tu refuses les règles du jeu, je t’emmène et te dépose au Rwanda. Ce sera un exemple. » Alors que Bahati se faisait sermonner, une jeune Congolaise s’est avancée en pleurant, soutenue par sa mère : elle avait épousé le Rwandais la veille et suppliait qu’on n’emmène pas son nouvel époux. Le beau-père congolais s’interposa lui aussi, se portant garant de son gendre ! Trois mariages ont déjà eu lieu, au grand dam du pasteur qui trouve que ces unions ne respectent pas les règles, coutumières ou religieuses.
Quant à l’infirmier Jean-Guy, il s’inquiète lui aussi : « je sais que plusieurs ce ces hommes sont porteurs du VIH et je n’ai pas de moyens de dépistage. Ne risquent ils pas de contaminer cette population trop hospitalière ? »
L’opération est d’autant plus critiquée que la Monuc est délibérément tenue à l’écart. Par deux fois, des délégations venues en hélicoptère sans s’annoncer ont été repoussées par les autorités locales. Mulunda s’en explique en disant qu’au Kivu, la Monuc est considérée comme une partie belligérante et qu’une intervention intempestive pourrait vider le camp, provoquer la fuite de tous les réfugiés. Ces ex-combattants, fraîchement démobilisés et qui ont conservé tous leurs rituels (le jogging et les exercices matinaux, les causeries morales, la discipline imposée au fouet par les chefs) pourraient-ils constituer une armée de réserve, gardée par Kabila au fond de la brousse ? Mulunda s’en défend, soulignant que ces hommes ont cédé leurs fusils et accepté de changer de vie, qu’ils sont même gardés par des policiers congolais aux mains nues, pour que des armes soient capturées de force. En plus du Katanga, d’autres provinces, le Bandundu et le Bas Congo, seront priées d’accueillir des Hutus, qui devront être dispersés pour les empêcher de se regrouper.
Cependant, ces hommes, même démobilisés, gardent un potentiel de violence inquiétant. Au moment de notre départ, constatant que le Parec leur avait mené 600 houes mais pas d’argent, une mini émeute éclata et c’est sous les jets de pierre que le convoi prit la route…